hyperindividualisme collectif


Extrait d'un texte de Ludovic Maubreuil

[…] La tirade du musicologue Eszter, qui vise à reprocher à Andreas Werckmeister d’avoir à la fin du XVIIe siècle mis au point la gamme que nous connaissons aujourd’hui, est un élément essentiel à la compréhension de l’œuvre. Avec son choix de notes à intervalles égaux entre elles à chaque octave, cette gamme a en effet eu la particularité de simplifier, de rendre plus «efficace» la gamme de Pythagore, ne serait-ce que par la possibilité qu’elle donne de retrouver toujours la même mélodie quelle que soit l’octave sur lequel les notes sont jouées. Comme l’énonce clairement Dominique Devie, «la généralisation du tempérament égal est analogue à la multiplication des pylônes électriques, des antennes et des autoroutes : ces innovations ont apporté des facilités mais également contribué à gâcher le paysage et à mécaniser notre univers» (1). À travers le personnage d’Eszter, Béla Tarr fait ainsi le procès de l’évolution de nos idéaux, qui de mille et une manières se sont abusivement orientés vers la promotion du Même, considéré comme seul facteur d’harmonie. Or c’est très exactement le contraire, car l’homogène foule silencieuse de criminels, et son corrélat allégorique qu’est cette gigantesque baleine naturalisée dont la venue est contemporaine des saccages (le Léviathan de Hobbes ?), n’apportent que désolation; tout comme l’autre entreprise globale qu’est cette armée désirant tout remettre en ordre, cette fois unifiée sous le signe d’un autre «monstre», l’hélicoptère qui dans un plan terrifiant interrompt, peut-être pour toujours, la course de Valushka. Monosphères totalitaires qui ne fonctionnent que par la multiplication du même, parodies d’harmonie d’une Sphère Une qui nie l’existence d’une vie au «déploiement multifocal, multiperpectiviste et hétérarchique» (2) : nous sommes bien dans le monde décrit par Peter Sloterdijk «qui mène logiquement dans le système encyclopédique, politiquement dans l’espace impérial, policièrement vers la forme du panoptique de surveillance, militairement vers une ontologie paranoïde du pentagone» (3). Ezster plaide au contraire pour un retour à l’exquise individualité des notes, de la même manière qu’aux temps précédant l’horloge mécanique, les heures n’étaient pas toutes de durée égale. Seuls lui importent «les sept tons de la gamme qui ne sont pas le septième d’un octave mais sept qualités différentes, comme sept étoiles sœurs dans le firmament». Le musicologue Devie ne dit pas autre chose lorsqu’il rappelle que ce qui différencie la facture des XVIe et XVIIe siècles de celle des XVIIIe et XIXe siècles c’est «un passage – au demeurant progressif – d’une stricte individualisation qualitative des timbres à un arrondissement purement quantitatif» (4). Avec ses sept personnages principaux fonctionnant en couple, ses sept objets à forte teneur symbolique dont les rapports sont patiemment mis à jour, ses sept mouvements de caméra dominants, interpénétrés aux moments-clés, Les Harmonies Werckmeister offre dans sa forme même, mais pas encore dans son récit, la possibilité pour le cinéma de se défaire de ses croyances modernes, de ses frises monomorphes comme de ses désordres adolescents, afin de renouer avec cette conception antique de l’harmonie véritable, qui résulte de la coexistence d’entités irréductibles mais fonctionnant en réseaux. Pas encore dans son récit en effet, car s’il sait nourrir son film de l’érotique durée d’un baiser, des précautions que mérite un vieillard à l’heure de son coucher, du recul final des criminels face à la faiblesse d’un corps nu, Tarr n’en dresse pas moins l’échec définitif des deux seuls individus véritablement différents. C’est ainsi que Janos n’est pas Jonas, ni le Pinocchio de Collodi, car de sa confrontation avec la baleine, ne ressort aucune transmutation, mais au contraire, l’arrêt de toute espérance. L’avant-dernier plan-séquence nous montre sans équivoque qu’il n’y a pas de place, au royaume de l’hyperindividualisme collectif, pour l’inconvenance d’une fraternité gratuite ou d’une indifférence sereine. Janos Valushka, ce simple d’esprit sans calcul, qui appelait tante et oncle chaque habitant du village et niait que le mal était en train de se fomenter, finit traumatisé après la vision des massacres. Eszter, qui se voulait détaché de toute contrainte sociale et refusait de prendre parti, accorde quant à lui son piano selon les normes en vigueur, simplement pour survivre. Il ne reste plus qu’à se perdre dans le reflet que nous offre le regard vide, infiniment neutre, de cette baleine nous renvoyant au mystère de notre improbable complexion, faite de toujours plus de barbarie et de musique. Semblable au monstre marin échoué sur la plage de la Dolce Vita, après la longue nuit décadente où les masques misérables sont tombés, dévoilant une misère plus grande encore, pareille à la baleine blanche de la Semence de l’Homme, dont l’effrayante inertie témoigne d’une civilisation dévastée par la peste, elle juge moins notre défaite que notre capacité à peut-être y survivre, «mais qu’est-ce qu’elle pue»!

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