Los Muertos (2004) de Lisandro Alonso.



Los Muertos du réalisateur argentin Lisandro Alonso (2004).
Vu le 25.07.2010 (Forum des Images, Paris).

Un film sur la ré-ouverture à ‘son’ monde, par les gestes justes, à leur place exacte, ni cruels (l’égorgement et l’éviscération de la chèvre), ni tendres (la fellation), mais efficaces. Et les mains qu’il faut pour les faire, ces gestes justes. Un film sur un père sans mots. Un homme à la dérive. Vers sa fille, Olga (et non un film sur une fille qui remonterait à contre-courant le cours de sa vie/du fleuve pour retrouver ses origines/sa source perdue(s)). Le père arrive ; la fille n’y est pas.
« Quel est le rapport entre le cours unidimensionnel et asymétrique d’un fleuve et l’humanité de celles et ceux qui le parcourent ? » (GC – message du 2009.11.24). Vargas ne cherche pas à se guérir de son passé, à se vacciner contre l’errance [Wittgenstein] ; il n’est pas un sujet « illuminé » voulant réaliser son idéal, aveugle à la débauche des moyens à mettre en place pour cela [Aguirre] ; il n’est pas « suspendu » sans défense [Bruno] (GC – message du 2009.11.10). Vargas se laisse dériver, au contrôle de lui-même et de son monde justement parce qu’il y dérive plutôt que de le tenter de le remonter à contre-courant.
D’abord il est ailleurs, patient, encore emprisonné mais croyant en la promesse d’un dehors, l’attendant, les yeux flottants au dessus d’un maté. Puis il se tourne vers demain, absent à aujourd’hui, jeté au-delà des préparatifs (la coupe de cheveux, les provisions, les cadeaux) et détours (la fellation). Enfin, il est , tout entier chez-soi à la dérive, précisément là où la lame tranche.
dl

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Notes du réalisateur

La construction du film
Dans mon film LOS MUERTOS, j’observe un homme qui est libéré après avoir vécu en captivité. Il est question de voir comment, minute après minute, il va redécouvrir le monde alors qu’il avance en canoë dans la jungle vers la maison familiale. Le monde de cet homme se révèle à travers de petites actions. Même lorsqu’il se retrouve dehors, Vargas reste prisonnier de son passé et sa liberté est également réduite. Son existence se limite à respirer et à manger. Pour lui, il n’est question que de survie.

La genèse du projet
Si quelqu'un vit oublié de tous, loin du monde et de ses codes, loin de toutes conventions culturelles et des lieux où l'on apprend que la vie a une valeur, alors la mort et le meurtre deviennent une part de son être, de sa nature.

Les lieux
Après avoir erré quelques semaines dans des régions où je n’étais jamais allé que j’avais imaginées , je suis de retour à Buenos-Aires. Ces régions, j’en avais entendu parler dans les journaux ou dans les informations : les bébés naissent sous-alimentés, les enfants avalent de la terre pour se remplir le ventre, les fillettes de neuf ans se prostituent pour la valeur de 2 kilos de viande. Dans les régions de Corrientes et de Misiones, loin de la capitale, ceci existait déjà bien avant la crise argentine actuelle. Cela existe toujours.
Le film ralentit jusqu’à ce que plus rien dans l’image ne suggère un mouvement de plus. Tout s’immobilise. Et ni les personnages, ni la nature n’ont le droit de continuer ou de se développer. Tels les marécages, ils stagnent jusqu’au passage d’une loutre ou d’un alligator. Ainsi les personnages retrouvent leur allure et progressent dans le récit. J’ai une fascination pour la soumission des hommes aux lois de la nature. Pour autant, je ne crois pas au mythe de bon sauvage et n’envie pas la misère matérielle dans laquelle vit Argentino.

Le personnage d’Argentino Vargas
La forme de mon travail est basée sur de petites idées, quelques scènes qui se lient à la réalité, et sur l’effet de rareté produit par la manière d’observer les événements. Je considère que mon travail narratif est fondée sur l’observation et une mise en relation avec les lieux et les habitants. J’ai donné le rôle principal de LOS MUERTOS à Argentino Vargas après avoir parcouru avec lui pendant plus d’un an les îles du Rio Parana. Après l’avoir accompagné de nombreuses heures dans son travail de journalier et partagé ses repas.
Argentinos Vargas a une cinquantaine d’années. Il est analphabète. Pour confirmer son contrat, il a dû signer avec ses empreintes digitales. Il n’a pas non plus de carte d’identité nationale et c’est la raison pour laquelle il ne figure pas sur les listes électorales.
Un « acteur social », un travailleur anonyme, qui ne connaît pas la date exacte de sa naissance, qui n’est pas totalement reconnu comme citoyen dans un pays qui repousse constamment les limites de la misère, un tel acteur est naturellement l’acteur principal de Los Muertos. Sur son visage est inscrite l’histoire du film.

Critiques

Normalement, dans les histoires, les rivières on les remonte. Prenez Apocalypse now par exemple. Là, le personnage en descend une, tout au long du film [...]. Cette descente, ce sens-là, c’est peut-être la vraie idée forte du film. Elle dit à peu près cela : qu’il y a au moins une histoire possible (celle de Los Muertos, par exemple) qui ne se résout pas dans la remontée à la source, aux origines. Qui évite de répéter que l’existence de la fiction ne tient qu’à un fil, celui qu’il faudrait renouer avec quelque totalité perdue. Descendre, pas re-monter, c’est affirmer croire toujours à la virginité des récits -virginité, comme il y a une forêt vierge. C’est la possibilité recommencée d’un tel récit -et de la netteté parfaitement nue du regard qui le présente- que clame ce choix de direction.
Jean-Philippe Tessé. Chronic Art.


Alonso insiste pour expliquer que Vargas n'a de toute façon pas cette notion d'une spécificité de la vie humaine. [...] Los Muertos est un film linéaire sur un homme unidimensionnel.
Sylvain Coumoul. Cahiers du Cinéma


[...] le film est une ligne presque droite tracée à travers les zones marécageuses du fleuve Paraná. [...] Los Muertos suit la trajectoire d'un prisonnier de droit commun après sa libération. Il a tué ses frères, semble dire une séquence splendide, flottante et cotonneuse, en guise de prologue. Mais Alonso ne s'intéresse pas à la culpabilité, ni aux tenants et aboutissants de l'affaire. Il pratique un cinéma presque exclusivement conjugué au présent, et ce qui l'intéresse n'est pas ce que l'homme a fait, ou va faire, mais ce qu'il fait. En l'occurrence, son odyssée pour regagner sa maison, ou plutôt celle de sa fille. Le souffle de l'aventure rôde sur cette expédition rudimentaire dans un monde non codifié, un enfer vert où le seul souci est la survie matérielle. [...] On ne dira pas qu'Alonso cherche à choquer, ou alors il choque avec la crudité du réel : scène de fellation biaisée par le cadrage, mais non feinte ; meurtre de chèvre sans ellipse ; dégustation de miel in vivo.
Les Inroks. le 01 janvier 2004



Adossé à la grille, il boit son maté, observe la vie alentour. Il est en prison - il y a pourtant un semblant de jardin et nul mur ne clôt l'horizon. Il a le visage racé, la peau tannée, des mains de déshérité. [...] La caméra, à distance respectueuse, suit. [...] Un monde sans paroles mais grouillant de bruits. L'homme, impénétrable, ne semble ni déconcerté ni ébahi. Il fait corps avec ce qui l'environne : il est la barque et l'eau [...].
Jacques Morice. Télérama n° 3037.

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