Anthropologie partagée



« Jean Rouch est l’homme qui, à la fin des années 1940, avait introduit, avec une insouciante témérité, le film 16 mm en anthropologie, cette «discipline faite de mots» […] il n’essaya pas de se faire oublier, d’être l’observateur invisible, le narrateur neutre, la «mouche sur le mur». Sa caméra s’immisce au cœur de l’action, la modifie, la provoque, crée la réalité qu’elle décrit. […] Aux raisons philosophiques (l’impossible objectivité) s’ajoute le souci de s’enchanter lui-même (en tant que premier destinataire de ses œuvres) et d’enchanter les autres. […] il refuse le regard objectiviste au profit d’une anthropologie partagée […] où l’autre a son mot à dire […] l’enquête l’affecte et il affecte l’enquête [… il] crée sa propre réalité cinématographique plutôt qu’il ne décrit un monde extérieur. Jean Rouch a toujours été convaincu que la posture du cinéaste, sa présence ou son absence feinte, a des implications importantes sur les plans esthétiques et éthiques. Son mode documentaire préféré était le mode interactif dans lequel le cinéaste et les «acteurs» sociaux assument leur coprésence. Par rapport à la tradition de l’observation neutre, c’est une rupture franche, car pour la première fois dans l’histoire du film ethnographique, le cinéaste assume une certaine performativité […] Ce mode interactif correspond à ce que Jean Rouch appelait donc l’anthropologie partagée. Partagée parce que le cinéaste, au lieu de faire semblant de ne pas être là, est au centre de l’action, partagée parce tous les protagonistes assument leur appartenance à un même temps et un même lieu, partagée parce que Jean Rouch a toujours montré ses films à ceux qui y apparaissent. […] la présence de l’observateur ne peut être neutre: ses attitudes et ses réactions sont forcément interprétées. […] Un chasseur d’images, estime Jean Rouch, ne peut que prêter à spéculation dans une culture où les «doubles», les images et les ombres jouent un certain rôle. […] Sans aucun doute, Jean Rouch est un auteur, quelqu’un qui, par son œuvre, définit un monde et nous invite à y entrer. Cette position d’auteur, à laquelle il n’a jamais renoncé, il la ressent néanmoins comme partagée, tant il tenait à la connivence d’une création collective. […] des personnages réels se construisent eux-mêmes cinématographiquement, en cours de film. […] le cinéma ne pouvait être à ses yeux seulement une affaire de technique: mieux vaut une caméra hésitante, plongée dans la réalité sociale comme un poisson dans l’eau, que des plans parfaits, aux mouvements sûrs, à partir d’un tripode. Une telle prise de vue, pour Jean Rouch, s’apparente au voyeurisme: «Cette arrogance involontaire de la prise de vue, écrit-il, n’est pas seulement ressentie a posteriori par le spectateur attentif, elle est plus encore perçue par les hommes que l’on filme comme d’un poste d’observation» (Rouch 1973; 1979: 63). »

Jean-Paul Colleyn, Jean Rouch, presque un homme-siècle, L’Homme. (2004)
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