Ma chute originelle c'est l'existence de l'autre

« Ma chute originelle c'est l'existence de l'autre » (Sartre, L’être et le Néant, p. 302) : par le regard qu’autrui a posé sur mon corps, « je suis « tombé » dans le monde, au milieu des choses, et […] j'ai besoin de la médiation d'autrui pour être ce que je suis » (p. 328).
Le film Persona de Ingmar Bergman me semble illustrer idéalement la chute de soi dans l’autre. Elizabet Vogler restreint radicalement sa prise de parole. Les propos tenus par son médecin à son égard pourraient caractériser une anorexique, qui, elle-aussi rêve « vainement d’exister. Ne pas avoir l’air, être réellement. […] Mais un abîme sépare ce qu’on est pour les autres et pour soi-même [bien que] personne [d’autre qu’elle-même] ne se demande si c’est réel ou non, si [elle] es[t] vraie ou fausse. »
Ainsi, par son mutisme, Elisabet réagirait de façon ‘anorexique’ à sa « chute » en l’autre. Suivant ce fil conducteur, une façon ‘obèse’ de réagir à la perte de soi en l’autre serait incarnée par l’autre personnage central de ce film, l’infirmière Alma, Alma dont l’insatiable parole cache autant qu’elle exprime l’espoir d’être soi authentiquement, et l’angoisse de ne pas l’être pour autrui. Elle voudrait réussir à « croire, réaliser quelque chose. Croire que sa vie à un sens. S’y tenir obstinément, sans conditions. […] Compter pour les autres ». On comprend toute l’importance de « compter pour les autres » pour Alma quand elle dit que pour son amant, elle « n’existai[t] pas vraiment », Elisabet étant « la première personne qui [l]’écoute ». Elle finira par laisser éclater sa frustration, sentant qu’Elizabet « ignore ce [qu’elle] ressen[t] », s’est servie d’elle, l’a fait parler et dire des choses intimes et s’est emparé de sa parole comme d’un « sujet d’étude ».
Elisabet et Alma incarneraient donc dans le domaine de la parole et de l’audibilité ce que l’anorexique et l’obèse incarnent dans le domaine de la nourriture et de la visibilité. Sont en jeu ici deux points distincts mais intimement articulés l’un à l’autre : (i) la croyance qu’il existe une version de moi, une manière d’être moi-même qui est authentique et que je dois être ou devenir ; (ii) la volonté que cette version de moi soit placée sur la scène publique et soit reconnue par l’autre. En d’autres termes, ce soi authentique doit être incarné, le corps doit l’exprimer, le montrer, et ainsi en démontrer l’existence même. Ce qui motive ce processus de monstration de soi, c’est notamment que « j'ai besoin de la médiation d'autrui pour être ce que je suis » (Sartre, L’être et le Néant, p. 328). Mais ce ‘soi authentique’ que mon corps doit incarner, quel est-il ? […]

dL. « Désir de vide : le corps vécu par l’anorexique et par l’obèse ». Extrait de ma présentation à la conférence EIAO : Vers une Etude Conjointe et Interdisciplinaire de l’Anorexie te de l’Obésité. 19-20 Octobre 2010. Paris.
[ppt]

Aucun commentaire: