Rendre au monde sa virginité.

Dziga Vertov

Deleuze, G. (19.01.1982) Cinema/image-mouvement (texte complet et voix).

.Confrontation de deux systèmes perceptifs :
..l’ensemble des images liquides qui effectuent le système objectif total de l’universelle interaction,
..les images solides, terrestres, qui effectuent le système subjectif de la variation limitée par rapport à un centre d’immobilité.

.La terre est le lieu de l’injustice parce que c’est lieu du partiel, de l’imparfait ; c’est fondamentalement le lieu du déséquilibre.

.VERTOV : « la camera va nous livrer le réel tel qu’il est ». Vertov appelle « réel tel qu’il est » non pas quelque chose derrière les images mais l’ensemble des images en tant qu’elles sont saisies dans le système de leur perpétuelle interaction, c’est à dire dans un système où elles varient chacune pour elles mêmes et les unes par rapport aux autres. Ca s’oppose à une vision qui sera dite « subjective », soit précisément la vision où les variations se font par rapport à un point de vue déterminé et immobilisé. Or, le point de vue déterminé-immobilisé c’est la vision terrestre solide, c’est l’œil humain. L’œil humain.

.BERGSON : l’œil humain paie sa capacité réceptive d’une relative immobilisation: « le vivant paie ses organes des sens d’une immobilisation de certains lieux » - précisément les surfaces de réception sensorielle. Mon oreille qui bouge pas, mon nez qui bouge à peine, mon œil qui bascule tout juste, il y a et mes mains au bout de mes petits bras.

.VERTOV : La caméra ne vous apporte pas un œil amélioré, c’est un autre œil, c’est une perception non humaine, l’œil non humain de la « conscience révolutionnaire », l’œil de la perception totale, c’est à dire l’œil de la perception de l’universelle variation où les images variant en elles-mêmes et les unes par rapport aux autres « sont » les vraies perceptions. Au lieu que je saisisse une image, ce sont les images dans leur interaction qui saisissent toutes les actions qu’elles reçoivent, toutes les réactions qu’elles exécutent.

.Comment voulez vous mettre des images en situation d’être objectives au sens que nous venons de voir - c’est à dire d’être prises dans le système de l’universelle interaction : où chaque image varie en elle-même et les unes par rapport aux autres - sinon par des opérations de travail sur l’image qui définissent le montage ? C’est ce que Vertov est en train d’inventer : il fera faire porter le montage sur l’image elle-même et non plus sur des rapports d’images.

.Aucune contradiction entre :
..le réel en lui-même,
..la construction découverte d’un œil non humain
..et l’universel montage,
puisque ce sont les trois aspects de l’universelle interaction.

.L’objet sert à quelque chose, c’est l’objet solide, c’est l’objet solide de la terre. En effet l’objet intégral ne peut servir à rien. Là aussi BERGSON nous l’a appris - et à quel point et de quelle manière très précise : la perception quand elle se sert d’un objet, c’est l’objet lui-même, moins tout ce qui ne nous intéresse pas. Le service, l’utilité, c’est la chose - c’est complètement la chose - moins tout ce qui n’intéresse pas l’action, tout ce qui n’intéresse pas notre action. Une image totale ou une image intégrale, par définition, on ne s’en sert pas. On ne peut se servir que des choses qui renvoient un profil par rapport à un centre privilégié. C’est la définition de l’outil, c’est la définition de l’usage.

.CEZANNE : l’œil du peintre, ce n’est pas un œil humain, c’est l’œil d’avant l’homme. « Rendre au monde sa virginité », le monde d’avant l’homme. Nous ne sommes plus innocents, c’est à dire, nous sommes des êtres faits de terre et de solides. Nous ne voyons pas les couleurs, l’œil humain n’est pas fait pour voir les couleurs, il est fait pour voir des moyennes, des objets, des solides.

.BRACKHAGE nous propose l’épreuve suivante comme un rêve : Combien de couleurs existent dans un champ d’herbe pour un bébé en train de ramper, inconscient du vert ?

.IVENS : faire danser, multiplier les points de vue. Si je définis l’image subjective par un point de vue comme "immobilisé", un point de vue privilégié, je dirais que plus le point de vue subjectif est mobilisé - devient mobile - plus il tend à se déverser dans le système objectif. Si vous mettez l’image subjective en complet mouvement du point de vue de son centre de référence, elle va tendre à verser dans le système objectif de l’universelle interaction.

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