(lien interview de Marguerite Duras à propos du Ravissement de Lol V. Stein, 15.04.1964)
Tatiana Karl tient la main de Lol, maintenue au lieu du ravissement. Main tenue là, en ce lieu d’une rapine, au lieu d’un ravissement. Ravissement d’un ravissement : la main de Tatiana ravit à Lol la possibilité d’être ravie, d’être tout à fait transportée hors d’elle, dépouillée. La robe noire de Anne-Marie Stretter ne cesse de ne pas la dénuder. Ravissement toujours à venir, Lol ne peut que rester au lieu où il aurait dû avoir lieu. En attente du ravissement d’elle-même.
« Il aurait fallu murer le bal, en faire ce navire de lumière sur lequel chaque après-midi Lol s’embarque mais qui reste là, dans ce port impossible, à jamais amarré et prêt à quitter, avec ses trois passagers, tout cet avenir-ci dans lequel Lol V. Stein maintenant se tient. Certaines fois, il a aux yeux de Lol le même élan qu’au premier jour, la même force fabuleuse.
Mais Lol n’est ni Dieu ni personne.
Il l’aurait dévêtue de sa robe noire avec lenteur et le temps qu’il l’eût fait une grande étape du voyage aurait été franchie.
J’ai vu Lol dévêtue, inconsolable encore, inconsolable.
Il n’est pas pensable pour Lol qu’elle soit absente de l’endroit où ce geste a eu lieu. Ce geste n’aurait pas eu lieu sans elle : elle est avec lui chair à chair, forme à forme, les yeux scellés à son cadavre. Elle est née pour le voir. D’autres sont nés pour mourir. Ce geste sans elle pour le voir, il meurt de soif, il s’effrite, il tombe, Lol est en cendres.
Le corps long et maigre de l’autre femme serait apparu peu à peu. Et dans une progression rigoureusement parallèle et inverse, Lol aurait été remplacée par elle auprès de l’homme de T. Beach. Remplacée par cette femme, au souffle près. Lol retient ce souffle : à mesure que le corps de la femme apparaît à cet homme, le sien s’efface, s’efface, volupté, du monde.
- Toi. Toi seule.
Cet arrachement très ralenti de la robe de Anne-Marie Stretter, cet anéantissement de velours de sa propre personne, Lol n’a jamais réussi à le mener à son terme. »
Lol V. Stein ravit. Elle ravit le duo que Tatiana forme avec Jacques Hold. Par Tatiana, elle se maintient là où son ravissement ne cesse de ne pas avoir lieu tout à fait. Par Jacques Hold pour qui Tatiana est au lieu du ravissement.
« - Non, ce n’est pas cela, dit Lol. Vous ne lui ressemblez pas. Non – elle traîne sur les mots – je ne sais pas ce que c’est.
Le violon cesse. Nous nous taisons. Il reprend.
- Votre chambre s’est éclairée et j’ai vu Tatiana qui passait dans la lumière. Elle était nue sous ses cheveux noirs.
Elle ne bouge pas, les yeux sur le jardin, elle attend. Elle vient de dire que Tatiana est nue sous ses cheveux noirs. Cette phrase est encore la dernière qui a été prononcée. J’entends : « nue sous ses cheveux noirs, nue, nue, cheveux noirs ». Les deux derniers mots surtout sonnent avec une égale et étrange intensité. Il est vrai que Tatiana était ainsi que Lol vient de la décrire, nue sous ses cheveux noirs. Elle était ainsi dans la chambre fermée, pour son amant. L’intensité de la phrase augmente tout à coup, l’air a claqué autour d’elle, la phrase éclate, elle crève le sens. Je l’entends avec une force assourdissante et je ne la comprends pas, je ne comprends même plus qu’elle ne veut rien dire.
Lol est toujours loin de moi, clouée au sol, toujours tournée vers le jardin, sans un cillement.
La nudité de Tatiana déjà nue grandit dans une surexposition qui la prive toujours davantage du moindre sens possible. Le vide est statue. Le socle est là : la phrase. Le vide est Tatiana nue sous ses cheveux noirs, le fait. Il se transforme, se prodigue, le fait ne contient plus le fait, Tatiana sort d’elle-même, se répand par les fenêtres ouvertes, sur la ville, les routes, boue, liquide, marée de nudité. La voici, Tatiana Karl nue sous ses cheveux, soudain, entre Lol V. Stein et moi. La phrase vient de mourir, je n’entends plus rien, c’est le silence, elle est morte aux pieds de Lol, Tatiana est à sa place. Comme un aveugle, je touche, je ne reconnais rien que j’aie déjà touché. Lol attend que je reconnaisse non un accordement à son regard mais que je n’aie plus peur de Tatiana. Je n’ai plus peur. Nous sommes deux, en ce moment, à voir Tatiana nue sous ses cheveux noirs. Je dis en aveugle :
- Admirable putain, Tatiana. »
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