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Faire danser Bacon

Wayne McGregor s'efforce de mettre en danse Francis Bacon.

Jérémie Bélingard & Mathias Heymann, dans L'anatomie de la sensation, Chorégraphie de Wayne Mc Gregor. Opéra de Paris, Juillet 2011.

"Par les couleurs et par les lignes – dit-il – Bacon montre le rapport entre les forces de la vie et celles de la mort qui l’ont toujours hanté. Cri, spasme, torsion, convulsion des corps suppliciés, mouvement difformes ou absence radicale de figure, le monde de Bacon est un monde très physique et viscéral avec lequel je peux travailler facilement et créer, dans un flot continu de mouvements, des tensions, des torsions, des juxtapositions et des fractures physiques qui débordent dans toutes les directions les limites de la sensation » (Propos recueilli par Isabelle Danto, pour En Scène !, Journal de l’opéra national de Paris, Mai-Juillet 2011)

Rien de tout cela, malheureusement, dans les corps parfait des Etoiles, exécutant des mouvements parfaits. Corps qui ne se mélangent pas, qui ne se déforment pas.

Impossible, en revanche, de ne pas penser aux métamorphoses de Kitt Johnson, danseuse et chorégraphe danoise (lien), qui semble animée d’un mouvement comparable aux corps de Francis Bacon et George Dyer, telles qu’ils sont lus par Gilles Deleuze.


Deleuze, G. (1981) Francis Bacon, Logique de la sensation. Seuil, 2002 (en anglais ci-dessous)

[22] La Figure fait déjà montre d’un singulier athlétisme. D’autant plus singulier que la source du mouvement n’est pas en elle. Le mouvement va plutôt de la structure matérielle, de l’aplat, à la Figure. […] La structure matérielle s’enroule autour du contour pour emprisonner la Figure qui accompagne le mouvement de toutes ses forces. […] la figure ne devient telle que par ce mouvement où elle s’enferme et qui [23] l’enferme. […] La Figure est le corps […] Mais le corps n’attend pas seulement quelque chose de la structure, il attend quelque chose en soi-même, il fait effort sur soi-même pour devenir Figure. Maintenant c’est dans le corps que quelque chose se passe : il est source du mouvement. […] S’il y a effort, et effort intense, ce n’est pas du tout un effort extraordinaire, comme s’il s’agissait d’une entreprise au-dessus des forces du corps et portant sur un objet distinct. Le corps s’efforce précisément, ou attend précisément de s’échapper. Ce n’est pas moi qui tente d’échapper à mon corps, c’est le corps qui tente de s’échapper lui-même par… Bref, un spasme.

Francis Bacon - Figure at a Washbasin, 1976

[24] Toute la série des spasmes chez Bacon est de ce type, amour, vomissement, excrément, toujours le corps qui tente de s’échapper par un de ses organes, pour rejoindre l’aplat, la structure matérielle.

[25] La Figure n’est pas seulement le corps isolé, mais le corps déformé qui s’échappe. Ce qui fait de la déformation un destin, c’est que le corps a un rapport nécessaire avec la structure matérielle : non seulement celle-ci s’enroule autour de lui, mais il doit la rejoindre et s’y dissiper, et pour cela passer par ou dans ces instruments-prothèses, qui constituent des passages et des états réels, physiques, effectifs, des sensations et pas du tout des imaginations.



Kitt Johnson, Palimpsest

[28] L’hombre s’échappe du corps comme un animal que nous abritions. Au lieu de correspondances formelles, ce que la peinture de Bacon constitue, c’est une zone d’indiscernabilité, d’indécidabilité, entre l’homme et l’animal. L’homme devient animal, mais il ne le devient pas sans que l’animal en même temps ne devienne esprit, esprit de l’homme, esprit physique de l’homme […] l’homme accouplé de son animal dans une tauromachie latente.

Kitt Johnson, Palimpsest

Cette zone objective d’indiscernabilité, c’était déjà tout le corps, mais le corps en tant que chair ou viande. Sans doute le corps a-t-il aussi des os, mais les os sont seulement structure spatiale.

Francis Bacon - Three Figures and a Portrait, 1975


Kitt Johnson, Rankefod.


[29] La viande n’est pas une chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive. […] tout homme qui souffre [30] est de la viande. […] c’est une zone d’indiscernabilité plus profonde que toute identification sentimentale : l’homme qui souffre est une bête, la bête qui souffre est un homme. C’est la réalité du devenir.


Francis Bacon - Portrait of George Dyer Talking, 1966


[33] le devenir animal n’est qu’une étape vers un devenir imperceptible plus profond où la Figure disparait.

[37] le contour […] est membrane, et n’a cessé de l’être, assurant la communication dans les deux sens entre la Figure et la structure matérielle.

[39] La Figure, c’est la forme sensible rapportée à la sensation ; elle agit immédiatement sur le système nerveux, qui est de la chair. Tandis que la forme abstraite s’adresse au cerveau, agit par l’intermédiaire du cerveau, plus proche de l’os.

[45] ce qui intéresse Bacon n’est pas exactement le mouvement, bien que sa peinture rende le mouvement très intense et violent. Mais à la limite, c’est un mouvement sur place, un spasme, qui témoigne d’un tout autre problème propre à Bacon : l’action sur le corps de forces invisibles (d’où les déformations du corps qui sont dues à cette cause plus profonde).



Kitt Johnson, Rankefod.


[46] Il appartiendrait donc au peintre de faire voir une sorte d’unité originelle des sens, et de faire apparaître visuellement une Figure multisensible. Mais cette opération n’est possible que si la sensation de tel ou tel domaine (ici la sensation visuelle) est directement en prise sur une puissance vitale qui déborde tous les domaines et les traverse. Cette puissance, c’est le Rythme, plus profond que la vision, l’audition, etc.

[47] Ce fond, cette unité rythmique des sens, ne peut être découvert qu’en dépassant l’organisme. L’hypothèse phénoménologique est peut-être insuffisante, parce qu’elle invoque seulement le corps vécu. Mais le corps vécu est encore peu de chose par rapport à une Puissance plus profonde et presque invivable. […] Au-delà de l’organisme, mais aussi comme limite du corps vécu, il y a ce qu’Artaud a découvert et nommé : corps sans organes. […] On sait que l’œuf présente justement cet état du corps « avant » la représentation organique.

[50] le corps sans organes ne se définit pas par l’absence d’organes, il ne se définit pas seulement par l’existence d’un organe indéterminé, il se définit enfin par la présence temporaire et provisoire des organes déterminés. C’est une manière d’introduire le temps dans le tableau.



Deleuze, G. (1981) Francis Bacon, The Logic of Sensation, Continuum, 2004.

[14] the figure already demonstrates a singular athleticism, all the more singular in that the source of the movement is not in itself. Instead, the movement goes from the material structure, from the field, to the Figure. […] The material structure curls around the contour in order to imprison the Figure, which accompanies the movement of all the structure’s forces. […] the Figure becomes a Figure only through this movement which confines it and in which it confines itself.

[15] the Figure has been a body […] But the body is not simply waiting for something from the structure, it is waiting for something inside itself, it exerts an effort upon itself in order to become a Figure. Now it is inside the body that something is happening; the body is the source of movement. […] If there is an effort, and an intense effort, it is in no way an extraordinary effort, as if it were a matter of undertaking something above and beyond the strength of the body and directed toward a separate object. The body exerts itself in a very precise manner, or waits to escape from itself in a very precise manner. It is not I who attempt to escape from my body, it is the body that attempts to escape from itself by means of… in short, a spasm.

[16] The entire series of spasms in Bacon is of this type: scenes of love, of vomiting and excreting, in which the body attempts to escape from itself through one of its organs in order to rejoin the field or material structure.

[18] The Figure is not simply the isolated body, but also the deformed body that escapes from itself. What makes deformation a destiny is that the bady has a necessary relationship with the material structure: not only does the material structure curl around it, but the body must return to the mateiral structure and dissipate into it, thereby passing through or into these prostheses-intruments, which constitute passages and [19] states that are real, physical, and effective, and whicha re sensations and not imagining.

[21] The shadow escapes from the body like an animal we had been sheltering. In place of formal correspondences, what Bacon’s painting constitutes is a zone of indiscernability or undecidability between man and animal. Man becomes animal, but not without the animal becoming spirit at the same time, the spirit of man, the physical spirit of man [...22] man is coupled with his animal in a latent bullfight.

This objective zone of indiscernability is the entire body, but the body insofar as it is flesh or meat. Of course, the body has bones as well, but bones are only its spacial structure.

[23] Meat is not dead flesh; it retains all the sufferings and assumes all the colors of living flesh. [… every man who suffers is a piece of meat.

[25] it is a deep identity, a zone of indiscernability more profond than any sentimental identificatin: the man who suffers is a beast, the beast that suffers is a man. This is the reality of becoming.

[27] becoming-animal is only one stage in a more profound becoming-imperceptible in which the Figure disappears.

[33] the contour […] is a membrane, it has never ceased to be a membrane that assures the communication in both directions between the Figure and the material structure.

[34] The Figure is the sensible form related to a sensation; it acts immediately upon the nervous system, which is of the flesh, whereas abstract form is addressed to the head, and acts through the intermediary of the brain, which is closer to the bone.

[41] what interests Bacon is not exactly movement, although his painting makes movement very intense and violent. But in the end, it is a movement “in-place,” a spasm, which reveals a completely different problem characteristic of Bacon: the action of invisible forces on the body (hence the bodily deformations, which are due to this more profound cause).

[42] The painter would thus make visible a kind of original unity of the sense, and would make a multisensible Figure appear visibly.

But this operation is possible only if the sensation of a particular domain (here, the visual sensation) is in direct contact with a vital power that exceeds every domain and traverses them all. This power is rhythm, which is more profound than vision, hearing, etc.

[44] This ground, this rhythmic unity of the sense, can be discovered only by going beyond the organism. The phenomenological hypothesis is perhaps insufficient because it merely invokes the lived body. But the lived body is still a paltry thing in comparison with a more profound and almost unlivable Power [Puissance]. […] Beyond the organism, but also at the limit of the lived body, there lies what Artaud discovered and named: the body without organs.

[45] We know that the egg reveals just this state of the body “before” organic representation

[50] the body without organs is not defined by the absence of organs, nor is it defined solely by the existence of an intermediate organ; it is finally defined by the temporary and provisional presence of determinate organs. This is one way of introducing time into the painting.